La limousine nous emportait en silence.
Mon Bienfaiteur avait sorti d’une portière une bouteille de champagne, d’une autre des coupes et, assis sur les fauteuils de cuir brun, entêtés par une odeur d’ambre qui flottait dans le véhicule, déjà un peu ivres, nous buvions avec méthode. Je m’accrochais à cette activité car elle m’épargnait la conversation. De plus, j’étais émerveillé de siroter sur un sol en mouvement. D’ailleurs, si je n’avais eu confirmation que le paysage défilait derrière les vitres teintées, j’aurais juré que nous n’avions jamais démarré.
Nous nous arrêtâmes devant une grille hautaine, garnie de chèvrefeuille et d’écussons en fer forgé. Un portier l’ouvrit. Souple, silencieuse, la voiture s’engagea dans le domaine.
– Nous arrivons à l’Ombrilic.
– L’Ombrilic ?
– C’est le nom de ma demeure.
La route, bordée d’ifs taillés, s’enroulait autour d’une colline. Elle montait perpétuellement, comme si elle suivait le trajet d’une vis. Ce virage à gauche constant, entre les mêmes murs de mêmes feuillages sombres, m’écrasait contre la portière. J’étais oppressé. Cela virait au cauchemar. Le cœur me tombait sur la partie droite du corps. Je m’accrochais à la poignée. J’étais au bord du vomissement.
Mon Bienfaiteur me regarda et devina mon malaise.
– L’Ombrilic est au centre de la spirale, expliqua-t-il, comme si cela devait me soulager.
Enfin la voiture se décrispa, s’allongea et s’arrêta devant une vaste villa que je ne décrirai pas car elle était trop vaste. Je dirai simplement qu’elle incarnait au plus haut point ce qu’on pouvait entendre par luxe et extravagance. Des volées de marches partaient dans tous les sens à partir d’un vestibule rond à colonnes, dessinant des balcons différents en taille comme en hauteur, d’où s’enroulaient des rideaux qui s’élevaient ou descendaient en fumées tortueuses. D’immenses statues mi-hommes mi-animaux, dans des positions étranges, garnissaient ces paliers. Je suivis le majordome à travers des couloirs qui portaient, reproduites à l’infini, des photographies de mon hôte que seul un infime détail différenciait. Puis nous empruntâmes un escalier plus étroit où des toiles, peintes à gros traits, représentaient mon hôte en train de faire l’amour avec tous les animaux de la création, y compris un hippopotame et une licorne. À chaque fois, il était affublé d’un sexe dessiné comme un gros bâton large et rond, une sorte de matraque cramoisie, un objet de souffrance plus que de plaisir. Le majordome circulait, impassible, au milieu de ces scènes de rut, ainsi que les servantes et les serviteurs que nous croisions, et je me réglai sur eux pour adopter un comportement. Où étais-je tombé ?
Au dernier étage, le majordome me fit entrer dans un petit appartement dont la baie vitrée donnait sur la mer.
Suspendues à des tringles, des gouaches représentaient des coquillages et des escargots. J’en fus presque étonné, puis rassuré. En m’approchant, je m’aperçus qu’il s’agissait en réalité de femmes torturées et étirées. Décidément, une seule chose ne trouvait pas sa place sur les murs de cette demeure : la mesure.
Le majordome sortit, je m’allongeai sur le lit sans savoir pourquoi, je me mis à sangloter. Les larmes venaient toutes seules, et aussi les hoquets qui me rabattaient violemment sur la couverture. Je dus passer une bonne heure ainsi, secoué, terrassé, de plus en plus humide et de plus en plus morveux, subissant un chagrin inconnu, avant de comprendre que c’était le contraste entre ma volonté d’en finir et ma présence dans cette demeure somptueuse qui m’était, par son ampleur, insupportable.
– Allons, allons, si vous m’expliquiez un peu plus qui vous êtes.
Par où était-il entré ? Depuis combien de temps ? Assis au bord du lit, il se penchait vers moi avec un air ennuyé qui devait être de la compassion.
– À quoi bon ? répondis-je. C’est vous qui devez me donner envie de vivre.
– Ça, ne vous en souciez pas, ça viendra.
Il me tendit alors une coupe de champagne. D’où tirait-il ces bouteilles et ces verres qu’il faisait apparaître avec des gestes de prestidigitateur ? Avide, je reçus le vin comme le chrétien l’hostie. Au moins, saoul, je penserais moins.
– Alors, reprit-il, qui êtes-vous ?
– Connaissez-vous les frères Firelli ?
– Évidemment !
– Eh bien, je suis leur frère.
Il éclata de rire. Trouvant ma phrase très drôle, il se laissa aller à des secousses d’hilarité. Son amusement semblait d’autant plus cruel que ses paupières se fermaient lorsqu’il s’esclaffait, comme si plus rien n’existait, comme si la moquerie pulvérisait tout, et moi d’abord ! J’étais glacé.
Enfin, s’essuyant les yeux et me considérant pour la première fois avec gentillesse, il reprit :
– Bon, soyons sérieux : qui êtes-vous ?
– Je viens de vous le dire. Il y a dix ans que cela déclenche la même réaction. Je suis le frère des frères Firelli et personne ne le croit. J’en ai assez. C’est pour cela que je veux mourir.
Saisi, il se leva et me déchiffra avec intensité.
– C’est incroyable. Vous avez la même mère ?
– Oui.
– Et le même…
– Oui.
– C’est… Et vous êtes né après, pendant ou avant les frères Firelli ?
– Après. Ils sont mes aînés.
– C’est inconcevable !
À l’époque, sur l’île où nous vivions, personne ne pouvait ignorer qui étaient les frères Firelli. Journaux, posters, affiches, publicités, clips, films, les supports mercantiles achetaient à prix d’or la possibilité de montrer les frères Firelli. Le cas échéant, les ventes doublaient, le public accourait, les investisseurs voyaient l’or s’entasser dans leurs caisses : les frères Firelli étaient tout simplement les deux plus beaux garçons du monde.
Je ne souhaite à personne de cohabiter, dès l’enfance, avec la beauté. Entrevue rarement, la beauté illumine le monde. Côtoyée au quotidien, elle blesse, brûle et crée des plaies qui ne cicatrisent jamais.
Mes frères étaient beaux d’une beauté évidente, d’une beauté qui ne requiert aucune explication. L’éclat de leur peau avait quelque chose d’irréel : ils semblaient produire eux-mêmes la lumière. Leurs yeux avaient l’air d’avoir inventé la couleur, toutes les nuances de bleu s’y retrouvaient, du bleu azur au bleu marine, en passant par le bleu pervenche, le bleu ardoise, le cobalt, l’indigo et l’outremer. Leurs lèvres vermeilles, ciselées, offraient une rondeur pulpeuse qui appelait constamment à espérer un baiser. Leur nez avait des proportions parfaites que les narines palpitantes rendaient sensuelles. Grands, bien proportionnés, assez musclés pour qu’on devine leurs formes, pas trop pour rester élégants, ils n’avaient qu’à surgir pour capter les regards. Leur perfection était rehaussée par le fait qu’ils étaient deux. Deux absolument identiques.
Des jumeaux laids font rire. Des jumeaux beaux émerveillent. Cette gémellité donnait quelque chose de miraculeux à leur splendeur.
La force de la beauté, c’est de faire croire à ceux qui la côtoient qu’ils sont eux-mêmes devenus beaux. Mes frères gagnaient des millions en vendant cette illusion. On se les arrachait pour des soirées, des inaugurations, des émissions de télévision, des couvertures de magazines. Je ne pouvais blâmer les gens de tomber dans le piège de ce mirage, j’en avais été moi-même la première victime. Enfant, j’étais persuadé d’être aussi magnifique qu’eux.
Au moment où ils devinrent célèbres en exploitant commercialement leur physique, j’entrai au collège. Lorsque le premier professeur qui fit l’appel prononça mon nom, Firelli, les visages des élèves se tournèrent vers celui qui avait crié : « Présent. » La stupeur marqua les faces. Le professeur lui-même se posait la question. Je l’encourageai d’un sourire à débusquer la vérité.
– Etes-vous… êtes-vous… parent avec les frères Firelli ? demanda-t-il.
– Oui, je suis leur frère, annonçai-je avec fierté.
Un éclat de rire énorme secoua la classe. Même le professeur ricana quelques secondes avant de rappeler à la discipline et de réclamer le silence.
J’étais abasourdi. Quelque chose venait de se produire – et n’allait cesser de se reproduire – que je ne comprenais pas. Ne discernant plus du cours qu’un ronronnement dans une langue étrangère, j’attendis la récréation avec violence.
Je bondis aux toilettes et m’étudiai dans la glace. J’y aperçus un étranger. Un inconnu complet. Jusqu’alors j’y avais vu mes frères, car je n’avais pas douté une seconde, à les contempler constamment et en double, que je leur ressemblais. Ce jour-là, dans le miroir piqué au-dessus des lavabos moisis, je découvrais un visage fade sur mon corps fade, un physique si dépourvu d’intérêt, de traits saillants ou de caractère que j’en éprouvai moi-même, sur-le-champ, de l’ennui. Le sentiment de ma médiocrité m’envahit comme une révélation. Je ne l’avais pas encore éprouvé ; depuis, il ne m’a pas quitté.
– Vous êtes un des frères Firelli ! répéta mon Bienfaiteur en se frottant le menton. Je comprends d’autant mieux votre désespoir.
Il remplit ma coupe de champagne et me montra toutes ses pierres précieuses.
– À votre santé, je suis charmé par notre rencontre. Elle répond à mes attentes encore plus que je ne l’imaginais. Trinquons.
Je laissai son verre heurter le mien car je commençais à être si éméché que j’aurais raté la cible.
– J’ai l’impression que vous ne m’avez pas reconnu, me dit-il d’un air agacé. Je me trompe ?
– Pourquoi… je… j’aurais dû ? Etes-vous célèbre ?
– Je suis Zeus-Peter Lama.
Il détourna modestement la tête, sûr de son effet. Malheur ! Le nom ne me disait rien et je pressentis que mon ignorance allait me causer des ennuis. J’eus l’idée qu’il fallait m’exclamer très vite : « Bien sûr ! » ou « Quel honneur ! » ou « Nom de Dieu, où avais-je donc la tête ! », bref quelque formule convenue qui m’aurait fait paraître moins sot et n’aurait pas vexé mon hôte. Or – effet de la boisson ? – je ne fus pas assez rapide et sa fureur me coiffa au poteau.
– Où avez-vous vécu, mon pauvre ami ? Non seulement vous n’avez pas de physique, mais vous n’avez pas d’intelligence !
Sa voix sifflait comme un fouet. Il me fixait avec dureté.
– Vous connaissez les frères Firelli et vous ne connaissez pas Zeus-Peter Lama ? Vous avez vraiment de l’avoine à la place du cerveau.
– Je les connais parce qu’ils sont mes frères et que ça m’a fait assez souffrir. Le reste du monde, je m’en fous.
– Vous n’allumez pas la télévision ? Vous n’ouvrez pas un journal ?
– Pour voir mes frères et ne pas me voir moi ? Non merci.
Il s’arrêta, frappé par ma défense. Je sentis que je devais me rendre encore un peu plus niais pour le calmer.
– Pourquoi croyez-vous que je veux me tuer ? Parce que je ne sais rien à rien. Neuf ans de déprime. Je ne m’intéresse à rien. Pas plus qu’on ne s’intéresse à ma personne. Peut-être que si j’avais su que vous existiez, je n’aurais pas voulu me tuer ?
L’énormité de ma flatterie ne parut pas l’assommer. Il s’apaisa et se rassit devant moi. Je le suppliai :
– Expliquez-moi qui vous êtes, monsieur. Et pardonnez mon ignorance, je devrais reposer au fond de l’eau mangé par les poissons, à l’heure qu’il est.
Il toussota et se croisa les jambes.
– C’est très gênant pour moi d’avoir à vous exposer qui je suis.
– Non, c’est gênant pour moi, monsieur.
– C’est gênant pour ma modestie. Parce que je suis Zeus-Peter Lama, le plus grand peintre et le plus grand sculpteur de notre temps.
Il se leva, but une gorgée, haussa les épaules et fixa ses yeux perçants sur moi.
– N’y allons pas par quatre chemins : je suis un génie. Je n’en serais pas un si je l’ignorais, d’ailleurs. Je me suis fait connaître à l’âge de quinze ans par mes peintures sur savon noir. À vingt ans, je sculptais la paille. À vingt-deux, j’ai coloré le Danube. À vingt-cinq, j’ai emballé la statue de la Liberté dans du papier tue-mouches. À trente ans, j’ai achevé ma première série de bustes en miel liquide. Après, tout s’est enchaîné… Je n’ai jamais ramé, mon jeune ami, jamais bouffé des nouilles ni de la vache enragée. J’ai toujours eu le cul dans le beurre, je suis connu et reconnu dans le monde entier, sauf par des cas psychiatriques comme vous, chacun de mes gestes vaut une fortune, le moindre gribouillis me rapporte le salaire à vie d’un professeur, je suis riche à crever mais pas près de crever pour autant. Bref, pour dire les choses en peu de mots, j’ai le génie, la gloire, la beauté et l’argent. Agaçant, non ?
Je ne savais quoi répondre. Il s’approcha et entrebâilla, sous sa moustache, sa vitrine de pierres précieuses.
– En plus, dans un lit, je suis un amant hors du commun.
J’étais convaincu et terrassé. Il s’affirmait d’une façon péremptoire qui ne laissait pas de prise à la contestation.
Il se rassit en face de moi.
– Alors, qu’en pensez-vous, mon jeune ami ?
– Je… je… je suis très honoré, monsieur Zeus-Peter Lama.
– Appelez-moi Zeus, tout simplement.